Mamey

faïence (blanche et rouge), bois, cannage, eau

dimensions variables

2017

En passant le seuil de l’espace La Spirale du Toboggan, une sensation de désarroi s’installe en nous : une double impression de séduction et d’étrangeté face à une « situation » intangible, au premier abord. Les règles du jeu ne sont pas fournies au préalable ; peu à peu le visiteur doit les décoder et accepter son rôle actif et activateur, dans une œuvre immersive qui invite à la circulation, à l’implication participative et dont le sens ne se complète qu’en assumant les variantes antérieures.

En partant du nom d’un fruit endémique des Antilles (mamey), Jenny Feal nous invite à accepter le voyage à l’intérieur de sa pulpe, dans une combinaison d’expériences sensorielles, voire synesthésiques. Ses composants participent toutefois uniquement de manière allusive et parabolique, en créant un nouveau système de relations chronotopiques qui se distancie de la reproduction réaliste pour emprunter le chemin de la fiction. La pulpe se matérialise alors en un lac de glaise qui envahit la totalité de l’espace. Son noyau d’osier[1] suspendu en haut devient le petit coffre sacré contenant de ce qui reste inaccessible : l’existence fortuite d’un petit carnet d’annotations, doublement inatteignable par son matériau de constitution et par sa localisation, nous révèle cette incapacité.

L’expérience se complète en gravissant la spirale, en nous plaçant dans une nouvelle situation, dont la perspective en contreplongée nous oblige, comme dans une séquence cinématographique, à basculer notre angle de vue et à changer ainsi d’attitude. Notre position passive d’observation se transmute à travers l’apparition d’un objet insolite[2]. Un nouveau processus se met en marche, donnant lieu à un cycle où divers éléments et facteurs se donnent rendez-vous : le geste transformateur[3], l’eau comme agent activateur et la lumière naturelle comme trace d’une temporalité immanente. Et ce lac auparavant inamovible commence à muter dans le temps et dans son devenir, en se diluant dans cet état qui précède la création de l’œuvre en céramique – manifestation amplement explorée par l’artiste – fermant ainsi un cycle essentiellement vital.   Un retour à la terre ?

De la forêt vers la colline / Mille fruits exquis / Pour la déesse il apporte /

Il les prend un à un / La mère Vénus tendre / Et à la lèvre il les conduit /

Et il les déflore à peine / La bouche encore imprégnée / Du savoureux nectar /

Cupidon dépoitraillé / À la fin lui présente / Du délicieux mamey / l’essence parfumée.[4]

Mamey[5] se révèle alors comme un “trou noir”, avec une gravité et des caractéristiques propres, dans sa vocation d’engendrer une infinité de possibles et d’horizons d’événements. Non sans risque ni sans incertitude, bien entendu. Traverser la subtile frontière entre ce nouvel univers de possibles dépend néanmoins du spectateur, de son acceptation du défi que représente l’aventure de l’expérience d’une œuvre d’art.

Sara Alonso Gómez, Bogota, 22 octobre 2017

 

           [1] L’osier est un matériau très résistant et élastique, qui permet l’aération et qui pour cette raison a été amplement utilisé dans la confection de mobilier traditionnel dans les pays chauds.

           [2] Le seau est typique des « bateyes » cubains, lieux de la campagne cubaine qui constituaient initialement les zones d’habitation des esclaves dans les plantations sucrières de la période coloniale.

            [3]Dans la culture populaire d’influence afro-cubaine, lancer de l’eau hors de l’espace domestique est une façon de purifier, de laver les limites du foyer et de repousser ainsi les mauvais esprits.

           [4] Mamey, de Juan Clemente Zenea, écrivain cubain important de la seconde moitié du XIXe siècle.

           [5] Le mamey est un fruit sempervirent de la famille des Calophyllaceae, fruits sucrés et comestibles. Il est probablement originaire des Antilles.

 

 

Exposition personnelle Mamey, La Spirale, Toboggan, en Résonance avec la 14ème Biennale de Lyon, Décines-Charpieu, France

Commissaire d’exposition : Sara Alonso Gómez

Avec le soutien de La Ville de Décines-Charpieu, le Toboggan, La Médiathèque et l’ADERA.